Comment la demande d’air conditionné du secteur résidentiel va t-elle évoluer ?
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Ce mois-ci, nous examinons les déterminants de la demande de climatisation et comment cette demande est amenée à évoluer en fonction des paramètres économiques, sociaux et climatiques futurs. Des températures plus chaudes récurrentes à l'échelle mondiale font en sorte que la climatisation est et restera très populaire. Sa diffusion dépend non seulement des conditions climatiques locales mais surtout de la situation économique du pays. Cependant, il n'y a pas de relation linéaire entre avoir un climatiseur et consommer de l’air conditionné, et le facteur culturel joue le rôle principal à cet égard. De plus, l'amélioration de l'efficacité énergétique (des climatiseurs et des bâtiments) peut faire beaucoup pour réduire la consommation d'électricité. Et les émissions de CO2 provenant du refroidissement de l'air dépendent également de l'intensité carbonique du mix énergétique.
Analyse rédigée par Bruno Lapillonne, directeur scientifique et cofondateur d'Enerdata1.
Introduction
Le réchauffement des températures et la croissance économique entraînent une augmentation de la consommation d'électricité pour la climatisation domestique à l'échelle mondiale.
La température moyenne de la planète en juillet 2019 était d'environ 1°C au-dessus de la moyenne du 20ème siècle, selon la NOAA, la National Oceanic and Atmospheric Administration des Etats-Unis (USA). C'est donc le mois le plus chaud jamais enregistré. En fait, les cinq dernières années ont été les plus chaudes.
La récurrence de températures plus chaudes a un impact direct sur la consommation d'électricité pour la climatisation : une hausse de 1°C l'augmente d'environ 15%. La consommation d’air conditionné des 20 pays les plus prospères a ainsi augmenté d'environ 400TWh au cours des trois dernières années (2015-2018), les températures ayant été en moyenne de 6% supérieures à la normale sur la période de refroidissement2 : une surconsommation équivalente à la consommation annuelle des bâtiments en Afrique.
Par ailleurs, la plupart des pays émergents, qui jouissent souvent d’une forte croissance économique, sont situés en partie (Chine ou Inde ou zones côtières d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud) ou en totalité (Asie du Sud-Est, Afrique subsaharienne) dans les zones tropicales. Leur demande de climatisation est de plus en plus forte pour améliorer le confort de la population.
La consommation d'électricité pour la climatisation domestique croît très rapidement dans la moitié des pays du G20 : de plus de 12%/an sur la période 2000-2018 en Chine, Inde, Indonésie et Turquie, et de 6 à 10%/an en Australie, Brésil, Canada, UE, Arabie Saoudite et Corée du Sud. Ce n'est qu'aux États-Unis et au Japon, où le marché atteint la saturation, que la progression est beaucoup plus lente. En conséquence, le refroidissement représente une grande partie de l'électricité résidentielle : plus de 60% en Arabie Saoudite ou aux Emirats Arabes Unis (EAU), environ 20-25% aux Etats-Unis et en Malaisie (Figure 1).
Figure 1 : Part de la climatisation dans la consommation d'électricité des ménages (2018)3
Source: Enerdata, EnerDemand, données mondiales sur l'efficacité énergétique et la demande
Les perspectives de la demande future d'électricité pour le refroidissement de l’air dans le secteur domestique dépendent de trois facteurs principaux :
- La propagation des équipements ;
- L'utilisation réelle des climatiseurs ;
- L’amélioration de l'efficacité énergétique des climatiseurs et des bâtiments.
La propagation des équipements
La propagation des appareils d’air conditionné dépend du climat, du niveau de développement du pays (c'est-à-dire des revenus des ménages) et des habitudes culturelles.
Pour saisir le besoin de refroidissement, c'est-à-dire la dimension climatique, on utilise généralement Cooling Degrees Days (CDD)4 (Degrés Jour de climatisation): plus la valeur est élevée, plus le climat est chaud. Par exemple, ce nombre dépasse 2500 CDD en Asie du Sud-Est et se situe entre 800 et 1000 en Chine, aux Etats-Unis et au Brésil (Figure 2)5.
La corrélation entre le climat, c'est-à-dire le nombre de CDD, et le taux d’équipement en climatiseurs par ménage, comme le montre la figure 2, est en fait plutôt faible. D'autres facteurs sont plus importants, notamment le revenu : les pays riches, comme les États-Unis et le Japon, ont une forte pénétration des climatiseurs malgré un nombre moyen de CDD très inférieur à celui de certains pays émergents.
La corrélation entre la possession d’un climatiseur et le PIB par habitant est généralement meilleure, à l'exception de la Chine, qui a un taux d’équipement élevé par rapport à son revenu moyen, un niveau qui ne s'explique pas entièrement par son climat (Figure 3)6. Les aspects culturels expliquent ce qui n'est pas lié au climat ou au revenu..
Figure 2 : Possession d’appareil à air conditionné et climat
Figure 3 : Possession d’appareil à air conditionné et PIB par habitant
Source: Enerdata7 EnerDemand (Pays avec un taux d’équipement de plus de 5%)
La question est de savoir comment la possession de climatiseurs évoluera à l'avenir. Même si l'on pourrait penser que la progression sera plus rapide dans les pays les plus chauds, les tendances passées sont un peu différentes. La figure 4 montre la variation de la de climatiseurs pour les ménages en fonction du CDD. La Chine connaît la plus forte augmentation alors que les pays au climat très chaud ont une progression plus limitée (par exemple l'Indonésie ou même la Thaïlande). Toutefois, la répétition d'étés très chauds accélérera l'acquisition générale d'équipements, sauf dans les pays qui ont atteint un niveau de saturation comme les Etats-Unis, le Japon ou la Corée du Sud, où peu ou pas de progression a été observée depuis 2010.
Figure 4 : Variation du taux d’équipement en climatiseur 2000 et 2018 et climat
Source: Enerdata8 EnerDemand
Néanmoins, le fait d'avoir un appareil n'implique pas nécessairement une grande consommation d'électricité : cela dépendra de la façon dont l'appareil est utilisé, et il existe de grandes variations entre les pays à cet égard.
Utilisation réelle des climatiseurs
Plusieurs facteurs caractérisent l'utilisation des climatiseurs et influencent leur consommation d'électricité :
- Le nombre de pièces climatisées ;
- Le réglage de la température ;
- Le nombre d'heures d'utilisation.
La possession de climatiseurs, telle qu'indiquée ci-dessus, indique le niveau de diffusion, mais n'indique pas le nombre de pièces climatisées d'un logement. La pratique la plus courante est d'avoir une ou deux unités, mais dans certains pays, la plupart des chambres sont climatisées avec un système de climatisation centrale. Les Etats-Unis sont un cas extrême avec une très large diffusion des systèmes de climatisation centrale puisque près de 70% des ménages américains disposent d'un tel équipement9.
Le réglage de la température est une question difficile car il y a peu de données disponibles pour surveiller la température réelle choisie par les ménages dans les différents pays. Et la perception du confort varie beaucoup d'un pays à l'autre, avec une préférence pour une température intérieure plus basse aux Etats-Unis, en Amérique Centrale ou en Asie, et une température plus élevée (entre 23 et 26°C) dans les autres régions, notamment en Europe et en Amérique du Sud. En passant d'une température de 22 à 26°C, la consommation d'électricité diminue d'environ 50%, toutes choses égales par ailleurs10.
Le nombre d'heures d'utilisation est encore une fois un facteur culturel typique, certains ménages n'utilisant les systèmes de climatisation que pendant les périodes très chaudes et pendant quelques heures et les autres ayant une utilisation beaucoup plus intensive de leurs appareils de climatisation. Par exemple, une récente enquête auprès des ménages mexicains a montré que 23% des ménages utilisent leur système de climatisation plus de 9 heures par jour, 39% entre 5 et 9 heures et 38% pendant moins de 5 heures11. Ainsi, le comportement des ménages a un impact significatif sur la demande d'électricité.
Amélioration de l'efficacité énergétique
L'amélioration de l'efficacité énergétique comporte deux volets : ils visent à réduire la demande d'électricité pour les climatiseurs à l'aide d'appareils plus efficaces et, en même temps, à réduire le besoin de climatiseurs grâce à une meilleure isolation des bâtiments.
La plupart des pays chauds ont déjà pris des mesures politiques pour améliorer l'efficacité des appareils à courant alternatif en étiquetant les appareils, en orientant les consommateurs vers les modèles les plus efficaces lorsqu'ils achètent un nouvel appareil et en appliquant des normes minimales de performance énergétique en retirant du marché les appareils les moins efficaces. Grâce à ces politiques, l'efficacité énergétique moyenne12 des nouveaux appareils de climatisation a augmenté de 50 % depuis 1990, selon l'AIE13.
Le Mexique est un exemple d'un pays qui a mis en œuvre avec succès des normes d'efficacité énergétique pour la climatisation. La figure 5 montre que l'augmentation de la consommation d'électricité des ménages pour la climatisation a été modérée grâce aux gains d'efficacité énergétique (c'est-à-dire les économies d'énergie).
Figure 5 : Consommation d'électricité pour la climatisation du secteur domestique au Mexique (2000-2015) (Mtep)
Source : CONUEE (projet CONUEE/ADEME parrainé par l’AFD, 2018)
L'autre volet de l'efficacité énergétique consiste à réduire le besoin de refroidissement par de nouveaux bâtiments plus efficaces : de nombreux pays émergents ont adopté des normes d'efficacité énergétique pour les bâtiments, mais le taux d'application est souvent faible. Cela aura un impact limité sur le long terme, mais ces politiques devraient être renforcées pour éviter de continuer à construire de nouveaux bâtiments inefficaces. Dans les pays de l'OCDE, où il existe une tradition de normes pour les nouveaux bâtiments, la situation est potentiellement meilleure. Mais l'impact sur la consommation d'électricité sera plus limité, puisque les nouvelles constructions représentent moins de 1% du parc total de logements.
Conclusion
Il n'y a aucun doute que la possession de climatiseurs est appelée à fortement augmenter dans les décennies à venir, mais l'impact global sur les émissions de CO2 est incertain, car elle dépend des efforts d'efficacité énergétique et de décarbonisation du mix énergétique.
Lorsqu'on examine les impacts futurs de la climatisation sur les systèmes énergétiques et les émissions de CO2, les principaux moteurs sont les suivants :
- La croissance du nombre d’appareils de climatisation, qui dépend principalement du nombre de propriétaires, mais aussi de l'évolution de la population ou des surfaces ;
- La consommation d’air conditionné par unité en fonction des améliorations technologiques et des mesures d'efficacité énergétique, de l'augmentation de la température mondiale, et des changements de comportement ;
- Décarbonisation du mix énergétique.
En ce qui concerne la croissance du taux d’équipement des ménages en air conditionné au niveau mondial, il pourrait passer de 30% en 2016 à plus de 60% en 2050, selon l'AIE. Sans plus d'efforts que les politiques d'efficacité énergétique existantes, la consommation d'électricité pour le refroidissement pourrait être multipliée par quatre d'ici 2050 dans le secteur résidentiel14.
Dans un scénario d'efficacité énergétique, la demande d'électricité serait réduite de 45 % par rapport aux niveaux actuels grâce à des améliorations plus importantes du rendement moyen des climatiseurs (pratiquement multiplié par deux). Des économies supplémentaires pourraient être réalisées grâce à l'amélioration de l'efficacité énergétique des bâtiments ainsi qu'à des comportements efficaces (réglage de la température par exemple). Cependant, une meilleure isolation des logements est plus difficile à réaliser, en particulier pour les logements existants en raison de leur coût généralement élevé, et aussi pour les nouveaux logements pour lesquels les réglementations existantes se sont avérées être longues à mettre en application dans la plupart des pays émergents.
Les futures émissions de CO2 des climatiseurs dépendront également du niveau de décarbonisation du mix énergétique. Compte tenu des projections EnerFuture d'Enerdata, le facteur d'émission moyen du secteur de l'électricité au niveau mondial pourrait diminuer en 2050, passant d'environ 500g CO2/kWh en 2017 à 380g CO2/kWh dans le scénario de référence (EnerBase), 275g CO2/kWh dans le scénario EnerBlue et même 90g CO2/kWh dans l’ambitieux scénario EnerGreen15.
Figure 6 : Projections des émissions pour la climatisation provenant de la consommation d'électricité dans le secteur résidentiel (MtCO2)
Source: Enerdata/IAE16.
Les émissions de CO2 dues à la consommation d'électricité pour cause de refroidissement de l'air dans le secteur résidentiel pourraient plus que doubler d'ici 2050, selon les tendances actuelles en matière d'efficacité énergétique et de teneur en carbone du mix énergétique. Toutefois, la mise en œuvre de politiques énergiques en matière d'efficacité énergétique et une profonde décarbonisation du mix énergétique pourraient modifier sensiblement le tableau d'ensemble des émissions de CO2 divisées par trois.
Cette grande incertitude au sujet des émissions de CO2 subsiste au niveau des autres gaz à effet de serre (GES). En plus des émissions de CO2 liées à l'énergie, les climatiseurs génèrent des émissions de GES dues au gaz utilisé comme fluide frigorigène et à leur fuite. L'avenir de ces émissions de GES autres que le CO2 dépendra du succès des politiques et des mesures visant à éliminer ces gaz réfrigérants ou à trouver des solutions de rechange ayant peu d'effet de serre.
Pour résumer :
- Un fort développement des climatiseurs est attendu.
- La quantité d'électricité qu'ils consommeront réellement est très incertaine et dépend des politiques d'efficacité énergétique, tant pour les appareils eux-mêmes que pour les bâtiments dans lesquels ils sont installés. Si les politiques existantes se poursuivent, la consommation pourrait être quatre fois plus élevée qu'aujourd'hui, tandis qu'une nouvelle stratégie d'efficacité énergétique pourrait entraîner une diminution réelle.
- Il en va de même pour les émissions de CO2, qui dépendent également du niveau de décarbonisation du mix énergétique.
Notes:
- Elle complète un article du Dr. Carine Sebi de Grenoble Ecole de Management (GEM) (https://theconversation.com/how-we-can-keep-our-planet-cool-even-as-a-c-use-rises-121421) et se focalise principalement sur le refroidissement dans le secteur domestique.
- Estimation basée sur comparaison de la consommation d’électricité à des fins de refroidissement avec une valeur fictive dans un climat normal, c’est-à-dire avec des corrections climatiques (source : EnerDemand, la base de données mondiales sur l'efficacité énergétique et la demande, Enerdata).
- Seuls les pays du G20 ayant une part de climatisation supérieure à 4% sont représentés.
- Cet indicateur ajoute sur chaque jour de la période de refroidissement la différence entre la température extérieure quotidienne et une température de référence (par exemple 20°C aux Etats-Unis ou 23°C en Europe).
- Source : EnerDemand d’Enerdata. Ces valeurs sont des moyennes nationales et la valeur peut être beaucoup plus élevée dans certaines régions du pays : par exemple, le CDD de la région Centre-Sud-Ouest des États-Unis (Arkansas, Louisiane, Oklahoma et Texas) est deux fois plus élevé que la moyenne nationale.
- Une régression du taux d’équipement en climatiseurs avec le nombre de CDD et le revenu moyen des ménages montre que la différence entre les pays s'explique principalement par le revenu et seulement de façon marginale par le nombre de CDD.
- Cooling Degree Days (CDD) (Degrés jour de climatisation): “EnerDemand”; équipement en climatiseurs : base de données interne provenant de sources nationales ; PIB par habitant : "Données mondiales sur l'énergie et le CO2" de la Banque mondiale.
- Cooling Degree Days (CDD) : “EnerDemand”; équipement en climatiseurs : base de données interne provenant de sources nationales.
- Seulement 9 % ont une unité fractionnée et 12 % ont deux unités ou plus.
- Estimation de l'auteur. La valeur exacte dépend de la température extérieure, de la capacité de climatisation et du bâtiment
- INEGI, Encuesta Nacional sobre Consumo de Energéticos en Viviendas Particulares ENCEVI 2018.
- SEER : Seasonal Energy Efficiency Ratio (Taux d'efficacité énergétique saisonnier)
- AIE, The Future of Cooling, 2019.
- IEA, The Future of Cooling, 2019.
- EnerBlue suppose que les 2030 NDC sont atteints alors qu'EnerGreen est compatible avec une augmentation de température maintenue en dessous de 1,5-2°C. Pour plus d'informations, se référer à : https://www.enerdata.fr/research/prevision-demande-energetique-enerfuture.html
- Scénario de base : EnerBase pour la décarbonisation du mix énergétique + scénario de base de l’AIE pour la demande de refroidissement. Décarbonisation forte et scénario EE : EnerGreen pour le mix énergétique + AIE pour la demande de refroidissement.