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Les bouclages de la transition énergétique

Les transitions au pluriel : nécessité d’une vision globale et systémique

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La présente analyse fait écho à une intervention d’Enerdata à une table ronde intitulée « Les bouclages de la transition », s’inscrivant dans le cadre d’un séminaire organisé par la Direction Générale de l’Énergie et du Climat ainsi que la Direction Générale du Trésor, le 22 mars 2024. Cette table ronde était animée par Laurent Michel, et a permis de mettre en commun des perspectives variées : celle de Sophie Szopa, directrice de recherche au CEA en modélisation de la chimie atmosphérique et coordinatrice et auteure principale au GIEC, celle d’Anna Creti, professeure à l’Université Paris Dauphine – PSL et directrice de la chaire économie du climat, ainsi que d’Aurélien Peffen, expert en modélisation des systèmes énergétiques chez Enerdata, et auteur de cette analyse.

La transition énergétique soulève un certain nombre de problèmes de bouclage, et l’objet de notre intervention était d’en caractériser les principaux, ainsi que les principales tensions associées, puis esquisser des axes à prendre en considération dans les réflexions stratégiques et de planification énergétique. 

Commençons par définir ce terme de « bouclage », au cœur de notre analyse. Au sens le plus strict du terme, il s’agit d’assurer l’équilibre entre l’offre et la demande d’une ressource limitée, par exemple l’offre et la demande d’énergie d’un pays. Dans une définition plus large, on peut l’entendre comme la mise en cohérence de deux grandeurs, vis-à-vis d’une contrainte donnée. Comme nous allons l’illustrer ci-après à travers un ensemble de bouclages en lien avec la transition énergétique, ceux-ci peuvent être de différents ordres : techniques, économiques, mais également physiques et sociologiques.

Une multitude d’enjeux de bouclage

Il y a quelques décennies, la planification énergétique pouvait se résumer, en schématisant, à assurer le bouclage entre l’offre et la demande d’énergie d’un pays, en veillant à maintenir un prix relativement stable. Aujourd’hui, dans un contexte de transition énergétique nécessaire, en parallèle de progrès réalisés en termes de modélisation et d’une exigence renforcée de la commande publique, les travaux de prospective énergétique ont dû s’étoffer et tenir compte d’un nombre grandissant d’autres bouclages.

En premier lieu, le problème du réchauffement climatique nous impose de limiter les émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). On utilise alors souvent la notion de « budget carbone mondial », c’est-à-dire une quantité maximale d’émissions cumulées sur une période donnée, qui peut être déduite de modèles physiques du climat en fonction d’une augmentation de température cible (ex. : scénario 1,5°C). L’adéquation des émissions mondiales avec ce maximum physique constitue l’exemple le plus évident de bouclage dont il faut tenir compte dans des exercices de prospective énergie-climat. Néanmoins, celui-ci n’est pas l’unique bouclage à considérer : la transition énergétique soulève effectivement un ensemble d’autres questions, que nous allons développer.

Tout d’abord, la transition énergétique mobilisera nécessairement un certain nombre d’énergies vertes et de technologies de décarbonation. Certaines d’entre elles sont contraintes par un potentiel maximal, comme par exemple : potentiels d’énergies renouvelables, potentiels de séquestration géologique de CO2 (nécessaire pour les technologies de capture et séquestration du carbone, CCS en anglais). Il est évidemment impératif de tenir compte de ces limites physiques et techniques lorsque l’on planifie la transition.

Toujours relativement aux technologies de la transition, celles-ci nécessitent souvent un certain nombre de matières premières pour leur fabrication. On pense par exemple aux terres rares, au cuivre ou autres métaux. Il existe une tension sur la disponibilité, et a fortiori, sur le prix futur de ces ressources nécessaires à la transition : on parle souvent de « bouclage matière ». À noter qu’au-delà de ces matériaux nécessaires aux technologies, la transition a également des implications en termes de matériaux plus structurels, comme l’acier et le ciment. La consommation de ces ressources pourrait effectivement être significativement transformée par les évolutions de nos infrastructures. Et, la production de ces matériaux structurels étant énergivore, ceci génère des rétroactions entre les systèmes énergétiques au sens large et les secteurs de production de ces matériaux.

Par ailleurs, les émissions de GES résultant de l’activité humaine ne sont pas uniquement liées à l’énergie : une part importante de celles-ci est liée à l’agriculture et à l’usage des terres. Or, nous sommes face à une tension importante entre différents usages concurrents pour les sols, à partager entre exploitations agricoles, production de bioénergies (bois, biocarburants), afforestation, infrastructures (artificialisation), etc. Ceci, avec également en ligne de mire le besoin de captation de carbone dans les sols, qui est à préserver - si ce n’est renforcer -, si nous voulons parvenir à la neutralité carbone. Ces enjeux mêlés entre usages des sols, production de bioénergies et enjeux agricoles est également un bouclage-clé à considérer pour réussir la transition.

Sur un autre plan, la transition énergétique va nécessiter la poursuite de l’essor de certaines filières économiques, comme par exemple celles de la rénovation énergétique des bâtiments ou du développement des énergies renouvelables. Ces filières vont devoir croitre rapidement pour suivre le rythme nécessaire à l’atteinte de nos objectifs. Dans cette optique, il peut exister un frein important si la main d’œuvre qualifiée n’est pas disponible en quantité suffisante. Ce phénomène constitue un risque tant dans les pays développés que dans les pays en développement.

Enfin, les transformations engendrées au niveau des différents secteurs de l’économie, du fait de la transition, auront des effets substantiels sur le besoin d’investissements dans ces secteurs, sur le développement économique, l’emploi, etc. Il est donc nécessaire d’étudier les conséquences macroéconomiques des différentes trajectoires étudiées, afin de s’assurer que celles-ci soient robustes : on parle de bouclage macroéconomique. Ces considérations sont également liées aux thématiques de souveraineté et de commerce extérieur.

Au-delà de ces principaux exemples, en s’appuyant une définition du terme bouclage au sens large, il existe un ensemble d’enjeux supplémentaires à prendre en compte. Tout d’abord, considérons le bouclage des échelles géographiques. En effet, le problème du changement climatique est mondial : il dépend de la quantité d’émissions de GES cumulées au niveau planétaire. Cependant, du fait de l’organisation du monde en États, les stratégies de transition énergétique sont nécessairement déployées à l’échelle nationale (ou supranationale dans le cas de l’UE). Il est donc nécessaire de s’assurer de la cohérence entre l’ambition mondiale souhaitée, et la somme des contributions nationales prévues, ce qui soulève un large panel de questions complexes sur une juste répartition de l’effort, les financements internationaux, etc. De plus, l’alignement des échelles ne s’arrête pas à la maille nationale, puisqu’il est ensuite nécessaire de territorialiser les stratégies nationales, afin de comprendre comment les différents territoires (régions, métropoles, etc.) doivent contribuer à cet effort. En résumé, il est nécessaire de bien mettre en cohérence les stratégies de transition énergétiques, de l’échelle mondiale aux échelles territoriales.

Outre la multiplicité d’échelles, la transition concerne également une multiplicité d’acteurs : pouvoirs publics, acteurs privés, citoyens. Chacun de ces acteurs présente un horizon temporel d’anticipation distinct. Le problème climatique est un problème de long terme, le planificateur se doit donc de réfléchir avec un horizon lointain. Ceci n’est cependant pas nécessairement compatible avec des agendas politiques sur quelques années, ou avec les horizons d’acteurs privés qui sont généralement de l’ordre d’une à deux décennies au plus. Parvenir à réconcilier ces horizons afin d’embarquer tous les acteurs dans la transition constitue donc également un enjeu majeur.

En termes d’implication des citoyens dans la transition, on ne peut occulter sa problématique d’acceptabilité sociale. En France, la crise des gilets jaunes a bien démontré qu’on ne pourra réussir la transition sans l’adhésion des citoyens. Ceci fait également penser à une autre notion, liée sans être équivalente : la justice sociale de la transition. Elle consiste à s’assurer que le poids des efforts à réaliser soit réparti de manière équitable entre les différents acteurs ; et, notamment, d’assurer que les plus vulnérables ne se voient pas ajouter une trop forte pression additionnelle du fait de la transition. Ce bouclage est difficile à appréhender, car la plupart des outils de modélisation représentent des « citoyens moyens », sans possibilité de les caractériser, par exemple par tranche de revenus. Malheureusement, les données nécessaires à des analyses plus fines sont complexes à obtenir avec ce niveau de détails.

Sur un autre plan, il est aussi souhaitable de quantifier les effets du changement climatique sur les systèmes énergétiques d’une part (hausse des besoins de climatisation, baisse des besoins de chauffage par exemple) ; et en matière d’adaptation d’autre part (problématiques de résilience des infrastructures par exemple). Enfin, et de manière plus large, il devient important de faire le lien avec d’autres systèmes qui seront transformés : approvisionnement en eau ou biodiversité par exemple.

Pour conclure sur cette variété de bouclages, le terme de la transition énergétique est souvent utilisé, mais la formulation au pluriel, les transitions, est peut-être finalement plus adaptée, puisqu’elle rend explicitement compte de la nécessité (que l’on peut également voir comme une opportunité) de transformer non seulement nos systèmes énergétiques, mais aussi nos sociétés de manière plus profonde, en remettant en question nos systèmes agricoles, et jusqu’à nos modes de consommation.

Figure : D’une planification énergétique au sens strict à une vision globale de la transition

vision globale de la transition

 

Illustration de prise en compte de bouclages à travers des expériences d’Enerdata

En prenant un peu de hauteur, la liste de ces sujets peut sembler vertigineuse. Mais il existe bien des démarches permettant de traiter ces enjeux de bouclages au service de la planification de la transition. En particulier, il est possible de produire des analyses quantifiées, reposant sur des modèles et des expertises robustes dans lesquels la mise en cohérence des différentes grandeurs peut être assurée, permettant ainsi par construction de satisfaire à des bouclages. Enerdata dispose de nombreuses expériences de contribution à ce type de travaux. 

Prenons un exemple simple : le modèle POLES-Enerdata. Il s’agit d’un modèle de simulation des systèmes énergétiques mondiaux sur le long terme (horizon de 2050 ou au-delà), développé et utilisé par Enerdata, adoptant une vision globale sur les secteurs et flux considérés, de l’offre et de la demande d’énergie. Il permet de simuler le monde entier à travers 66 pays ou agrégats. Par sa nature, ce modèle permet de tenir compte intrinsèquement de plusieurs bouclages, et notamment : l’adéquation entre l’offre et la demande des différentes énergies, grâce à sa couverture ; les potentiels d’énergies renouvelables, de technologies de décarbonation, du fait de sa méthodologie ; le bouclage d’émissions mondiales, puisque celles-ci sont un résultat du modèle, dépendant des scénarios considérés ; ainsi que le bouclage entre l’échelle mondiale et les échelles nationales, à travers la granularité du modèle représentant les principaux pays en termes d’émissions de GES. Il est donc possible de réaliser un ensemble varié d’analyses avec ce modèle, en tenant compte des enjeux de bouclages listés, et Enerdata est régulièrement sollicité pour les réaliser.

Néanmoins, comme tout modèle, le modèle POLES-Enerdata est limité, et ne peut pas rendre compte de tous les autres enjeux listés précédemment. Le cas échéant, Enerdata s’associe avec des partenaires apportant d’autres expertises, afin d’élaborer une analyse plus complète. Voici quelques exemples de ce type d’exercices.

Tout d’abord, la prise en compte des enjeux macroéconomiques de la transition est souvent intéressante, et Enerdata a de nombreuses expériences de collaboration avec des macroéconomistes, à travers des couplages plus ou moins poussés entre un modèle des systèmes énergétiques comme POLES-Enerdata par exemple, et un modèle macroéconomique. Différents formats peuvent exister, d’un simple calcul des impacts économiques des scénarios énergétiques (transfert d’information dans une direction) à un réel couplage de modèle, en faisant converger les résultats des deux modèles (l’activité économique impactant les trajectoires énergétiques, qui elles-mêmes ont des rétroactions sur l’économie).

Ensuite, l’intégration des enjeux au niveau de l’agriculture et de l’usage des terres fait également l’objet de collaborations entre Enerdata et des experts de ce sujet. Ceci se traduit, par exemple, par la construction de scénarios communs, racontant une histoire commune, et dont l’implémentation se fera côté Enerdata pour les systèmes énergétiques, et dans un modèle dédié pour la partie agriculture et terres, avec ensuite une agrégation des résultats pour obtenir une vision globale des émissions de GES d’un pays ou d’une région. Cet exercice est souvent dimensionnant, au vu du poids des émissions historiques agricoles et de l’usage des sols dans certaines régions, ainsi que l’importance des puits biogéniques dans des scénarios ambitieux de décarbonation.

Enfin, Enerdata est également amené à collaborer avec des sociologues, afin de travailler sur les enjeux sociologiques tels que les modes de consommation ou d’alimentation des citoyens de demain. Cette expertise permet d’envisager différentes trajectoires d’évolution de notre société, vers plus ou moins de sobriété, qui peuvent avoir des impacts significatifs et quantifiables au niveau des systèmes énergétiques.

Nous avons listé ici quelques exemples d’expériences d’Enerdata pour élargir les sujets couverts dans nos analyses, mais d’autres sujets existent, qu’ils soient concrétisés, en cours de développement ou au stade de projet. Un point intéressant à noter : les bailleurs de fond internationaux tels que l’Agence Française de Développement (AFD) prennent conscience de la nécessité de traiter ces sujets de manière simultanée et cohérente. Les prestations visant à soutenir des pays pour la création d’une stratégie de long terme incluent de plus en plus fréquemment des volets portant sur la macroéconomie, l’agriculture, l’usage des terres, mais aussi la biodiversité, la transition juste ou encore l’égalité des genres.

Conclusion

En conclusion, afin de tenir compte des multiples enjeux de bouclages liés à la transition, la planification énergétique peut reposer sur des analyses prospectives, qui permettent d’alimenter les stratégies de transition à la lumière de différents scénarios. Ces scénarios doivent reposer sur des méthodologies robustes, permettant de tenir compte, par construction, d’un nombre défini de bouclages. Combiner les expertises et compétences d’acteurs spécialisés (tels que macroéconomistes, spécialistes de l’agriculture et de l’usage des terres, sociologues, etc.) est une méthodologie clé permettant d’appréhender un panel plus large d’enjeux de la transition dans les trajectoires étudiées.

L’objectif final est d’établir une stratégie de long terme, constituant un cadre partagé par l’ensemble des acteurs. Ceci permet d’aligner les horizons que chacun considère, tout en fournissant une trajectoire de référence, et ainsi de minimiser l’incertitude sur les futurs possibles. Ceci permet notamment d’embarquer plus facilement des investisseurs dans la transition, en leur fournissant une visibilité sur la stratégie de long terme. Cette dernière doit satisfaire aux exigences de transparence et de crédibilité des parties prenantes, et permettre de travailler l’acceptabilité sociale de la transition, en particulier à travers des démarches de concertation. Ainsi, l’idée serait de construire un récit commun robuste, crédible, et partagé par tous, afin d’embarquer l’ensemble des acteurs dans la transition.